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Bernard Kouchner et Patrice Franceschi : « Si nous laissons la Turquie envahir le Kurdistan syrien, on peut être certain du retour de l’Etat islamique »

mercredi 7 septembre 2022

Mis à jour le Jeudi 1 septembre 2022 à 16h11
Lemonde.fr | Tribune (16 août 2022)
Bernard Kouchner (Ancien ministre des affaires étrangères et européennes)
Patrice Franceschi (Ecrivain)

L’ex-ministre et l’écrivain demandent à l’Occident d’adopter une position ferme pour décourager Ankara de lancer une nouvelle opération militaire.

Une fois de plus, nous voilà au Rojava, la patrie charnelle des Kurdes de Syrie. Cette fois, pour fêter avec eux le dixième anniversaire de l’autonomie de leur région conquise en 2012 sur le régime de Damas, lors des « printemps arabes ». Un anniversaire sous haute tension. Si la terre kurde est chauffée à blanc par un soleil implacable, elle l’est davantage encore par les annonces réitérées de la Turquie d’une nouvelle et imminente invasion. Ce serait la quatrième en six ans – et jusqu’à présent, les menaces du président turc, Recep Tayyip Erdogan, ont été toujours suivies d’effet. Tout montre que le dirigeant d’Ankara reste déterminé à en finir avec les Kurdes, tant ils s’opposent avec acharnement à ses projets expansionnistes comme à sa volonté de réinstaller les islamistes sur leur territoire.

Dans chaque ville de l’immense plaine qui court du Tigre à l’Euphrate, ces fleuves mythiques de l’ancienne Mésopotamie, les Kurdes et leurs alliés arabes et chrétiens des Forces démocratiques syriennes (FDS) fêtent cet anniversaire sur fond de désarroi. Si tous se souviennent avec fierté de leur victoire contre Daech [l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI]– quand nous autres, Français, les soutenions pleinement au sein de la coalition internationale –, ils n’en oublient pas pour autant les 36 000 tués et blessés que cela leur a coûté pour vaincre notre ennemi commun. Alors, ils honorent leurs morts avec émotion, mais se demandent quel prix humain il leur faudra encore consentir si, comme à l’automne 2019, nous les abandonnons aux mains de la Turquie, notre allié de l’OTAN qui sait si bien jouer de sa position dans le conflit ukrainien pour nous imposer ses vues immédiates, au détriment de nos intérêts à long terme.

Partout au Rojava, on se prépare avec tristesse mais détermination à une nouvelle guerre meurtrière, dont les prémices sont les innombrables exactions auxquelles se livrent les Turcs depuis leur frontière : bombardement de villages, d’écoles, de cimetières, d’églises et assassinats ciblés de responsables militaires par les drones qui ne cessent de sillonner le ciel. Sept de ces dirigeants, dont une majorité de femmes, ont été tués rien qu’au cours de notre séjour d’une dizaine de jours, fin juillet.

Indifférence

Sur les réseaux sociaux kurdes, ces évènements sont souvent relatés avec un titre teinté d’une ironie tragique, tant ils se déroulent dans l’indifférence du monde entier : « La Turquie achève bien les Kurdes. »
Comment en est-on arrivé là ? Tout avait pourtant bien commencé. Entre la célèbre bataille de Kobané, en 2014, et la chute du califat, fin 2018 – avec l’anéantissement de Rakka, sa capitale, en 2017 –, les territoires conquis sur Daech par les FDS, avec l’appui de la coalition menée par les Américains, s’étaient étendus sur une surface égale à quatre fois celle du Liban. L’été 2019 avait été le point d’orgue de cette épopée libératrice : après des années de combat sans merci, la paix régnait enfin et une nouvelle société s’installait, dirigée par ce qu’on s’était mis à appeler l’« administration autonome du nord et de l’est de la Syrie ».

Cette dernière s’employait à bâtir une démocratie basée sur l’égalité entre hommes et femmes, la laïcité, le respect des minorités et même l’écologie. Grâce à elle, les nations occidentales bénéficiaient en plein cœur du Moyen-Orient d’un véritable bouclier contre l’islamisme. Et puis, il y eut notre dérobade de l’automne 2019, causée par l’une de ces foucades dont Donald Trump avait le secret. Nous avons permis aux Turcs de s’emparer d’un large morceau du pays kurde, laissant se disloquer du même coup ce qui avait été construit. A partir de là, tout a changé. Aujourd’hui, sur les routes du Rojava, on croise encore des soldats américains ou français, mais aussi des Russes et des Syriens. Le grand désordre…

Coups de boutoir

Plus que jamais, les intérêts sécuritaires de la France seront menacés si l’entité politique construite par les Kurdes venait à disparaître sous les coups de boutoir d’Erdogan. Un état des lieux est nécessaire pour saisir la précarité de la situation. Au nord du Rojava, l’interminable mur de 800 kilomètres qui court le long de la frontière avec la Turquie est toujours là, avec ses barbelés et ses miradors, enfermant les Kurdes dans une nasse. A l’est, le blocus de leur région par l’Irak ne se dément pas, rendant difficile toute vie normale pour la population. A l’ouest, dans le canton d’Afrin, conquis par les Turcs en 2018, l’impitoyable nettoyage ethnique destiné à remplacer les Kurdes par des islamistes syriens se poursuit, en dépit de la condamnation des Nations unies. Au sud, Damas attend l’heure de sa revanche, épaulé par l’Iran et les milices du Hezbollah.

Enfin, le centre du Rojava, dont Erdogan s’est emparé en 2019, sert de base arrière à Daech pour renforcer les innombrables cellules dormantes qu’il a conservées dans les régions libérées par les FDS – cellules dont les métastases ne cessent de se développer dans l’attente du « grand soir » qui les fera se soulever toutes ensemble contre les Kurdes lors de la prochaine invasion turque.

La famine menace

A ce sombre tableau s’ajoute la guerre de l’eau menée par la Turquie. Maîtresse des barrages du Tigre et de l’Euphrate, elle en a largement fermé les robinets. L’eau potable se fait rare au Kurdistan, nombre de troupeaux sont décimés, les récoltes de blé n’atteindront pas, cette année, 40 % de leur production habituelle, selon les autorités locales. La famine menace.

Si nous laissons Erdogan envahir à nouveau le Kurdistan syrien, on peut être certain du retour de l’organisation Etat islamique dans les régions dont nous l’avions chassé – avec, à la clé, la renaissance potentielle d’un terrorisme de masse dirigé contre nous, puisque nous demeurons la cible privilégiée de ces djihadistes, comme à l’époque de l’attaque contre le Bataclan.

Pour éviter ce retour en arrière, une chose au moins est impérative : que la France, l’Amérique, l’Europe et les Nations unies prennent enfin une position ferme, commune et publique pour arrêter Erdogan. Nous n’avons pas encore entendu leur voix. Des solutions politiques et militaires existent pourtant. Manque encore la volonté.
Bernard Kouchner est un ancien ministre des affaires étrangères et européennes (2007-2010) ; Patrice Franceschi est écrivain et notamment l’auteur du roman « S’il n’en reste qu’une » (Grasset, 2021). Les deux séjournent régulièrement en Syrie depuis plusieurs années.

Bernard Kouchner(Ancien ministre des affaires étrangères et européennes) et Patrice Franceschi(Ecrivain)

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