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Les Kurdes, dans la peur de vivre demain ce que les Arméniens ont vécu hier

dimanche 23 mai 2021

Ariane Bonzon — 3 mai 2021 à 8h30
http://www.slate.fr/story/208250/turquie-kurdes-armeniens-genocide-guerre-malediction-morts-deni-pkk-joe-biden

Dans les régions kurdes, on dit qu’une malédiction pèse sur les enfants et petits-enfants. Ils payeraient aujourd’hui l’indifférence de leurs aïeux au génocide de 1915.
La ville de Cizre, dans le sud-est de la Turquie, détruite par les combats entre les séparatistes du PKK et les forces de sécurité turques, en 2016.
Yasin Akgul / AFP

Bien des Kurdes vivant à l’est de la Turquie n’ont pas attendu que le président américain prononce enfin le « G word » pour connaitre ce qu’il s’est passé en 1915. Car, dans le pays kurde, on sait et on sait en détails : les récits des anciens se transmettent et racontent précisément ce que fut la violence des massacres afin d’« assécher les Arméniens », les « occire » ou encore « détruire leur filiation », selon les expressions kurdes traitant de ce génocide dont l’État turc nie toujours la réalité.

En revanche, lorsque le chef de l’État américain évoque le risque que de telles atrocités surviennent de nouveau –et l’engagement à l’empêcher–, il fait mouche auprès de nombreux Kurdes vivant avec la hantise de connaître le même sort que les Arméniens en 1915.

Le récit des aïeux
L’histoire orale n’a pas bonne presse en France, elle s’impose pourtant lorsque les archives ont été détruites ou confisquées par l’État, ce qui est en grande partie le cas en Turquie pour ce qui concerne le génocide arménien. En 2013, deux chercheurs, un historien-anthropologue, Adnan Çelik, et un historien rompu à l’histoire orale, Namik Kemal Dinç, se sont rendus dans la région de Diyarbakir. Turcs d’origine kurde, ils y ont recueilli les récits d’une soixantaine de « témoins » lesquels tiennent de leur grand-père puis de leur père cette mémoire locale du génocide. Cela a donné un livre, publié en turc en 2013 et dont la version française, La Malédiction, sort prochainement aux éditions l’Harmattan.

Que disent ces « témoins par procuration » ? Qu’il y eut d’abord, le temps du « vivre ensemble », de l’attachement réciproque entre Kurdes et Arméniens. Aux premiers l’élevage et l’agriculture, aux seconds l’artisanat. Si certains racontent une société quelque peu idéalisée, d’autres n’oublient pas de rappeler que la « relation était inégalitaire », les « musulmans en position dominante ».

Vient ensuite le récit, au plus près du terrain, de l’horreur du génocide. Dans leur déni, les autorités turques expliquent que l’Empire ottoman étant alors en guerre, des milices arméniennes prenaient fait et cause pour l’ennemi russe, et que les Turcs aussi ont compté leurs morts. Or, les anciens ne souscrivent pas à cet argument militaire : à leurs yeux, la responsabilité de ce qui s’est passé, disent-ils, incombe essentiellement à l’administration turque ainsi qu’à plusieurs Aghas kurdes, bien que certaines tribus semblent avoir abrité beaucoup de « Justes ». Et il se murmure que la richesse actuelle de nombreux propriétaires terriens est un indice de la participation au génocide et de la captation des biens arméniens par leurs aïeux.

Les propos recueillis le sont souvent in situ : au bord d’un gouffre où furent poussés après avoir été décapités des dizaines de femmes et leurs enfants, le lecteur peut presque voir les abords jonchés de cheveux et de doigts coupés par l’épée, les victimes ayant tenté de protéger leur gorge avec leurs mains ; sur les berges d’une rivière dans laquelle les cadavres furent jetés, lestés d’une pierre pour qu’ils ne remontent pas à la surface ; à la sortie du village là où un exécutant zélé a fracassé la tête de l’enfant qui tétait encore sa mère tout juste morte. Un siècle plus tard, l’odeur des massacres flotte toujours dans les conversations.

Les « témoins » disent le plan d’extermination en trois étapes :
1. séparation entre les hommes d’un côté et les femmes et enfants de l’autre ;
2. liquidation des hommes valides et notables régionaux par les « gendarmes », des femmes et des enfants par des Kurdes « ordinaires », auxquels il est promis que « soixante-dix houris [vierges célestes] » les attendront au Paradis ;
3. déportation des habitants, femmes, enfants et vieillards survivants, vers le désert syrien qui n’en verra arriver que l’infime partie ayant résisté à la faim, à la soif, à la maladie et aux brigands.

Au seuil de la mort, remords ou délivrance
Rares sont les Kurdes qui se sont vantés du nombre d’Arméniens qu’ils auraient tués ; en revanche les récits ne manquent pas sur celui-ci ou cet autre qui, au seuil de la mort, tarde à rendre son dernier soupir tant il craint d’avoir à rendre des comptes pour avoir prêté la main aux Turcs, singulièrement dans le massacre des tout-petits.

Les portraits ne manquent pas non plus, décrivant ces jeunes Arméniennes kidnappées ou sauvées du génocide. « Converties, pieuses et intelligentes », elles font des domestiques ou des épouses très recherchées. Ces « grand-mères arméniennes » dont certaines dans un dernier sursaut de fidélité à leurs racines ont refusé de prononcer la prière musulmane sur leur lit de mort, aussi.

Quel que soit le rôle qu’ils reconnaissent à leurs aïeux, les Kurdes interrogés par les auteurs, se sentent, aujourd’hui encore, amputés du « départ » des Arméniens, « comme si une part de notre cœur, de notre corps, de notre cerveau et de notre intelligence avait disparu ». C’est en cela que « la présence impalpable mais réelle des Arméniens influe toujours sur la vie des gens qui habitent dans les environs et lieux de souvenirs. Le génocide fait partie de leur vie », explique l’historien Étienne Copeaux qui préface La Malédiction et a participé à l’édition française.

Le déni des Franco-turcs
Ce livre fera date. Il devrait aider chez nous les enseignants confrontés aux élèves et parents français d’origine turque qui rejettent cette version de l’histoire, illustrant ainsi le refoulé et le déni historique qui, selon Étienne Copeaux, « continue de faire vivre la majeure partie de la population [de Turquie] dans le mensonge, et a provoqué un état quasi névrotique transmis de génération en génération ».

À l’opposé, dans les régions kurdes, on explique les malheurs et les souffrances traversées par les Kurdes depuis tant d’années par cette « malédiction », effet d’une justice divine qui pèserait sur les enfants et petits-enfants payant aujourd’hui l’indifférence de leurs aïeux au génocide de 1915.

Pis, le projet attribué aux Arméniens d’hier (se rebeller, fonder un autre État, quitter l’empire) n’est pas sans écho chez les Kurdes d’aujourd’hui dont certains, au sein du mouvement national kurde (composé pour l’essentiel par le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), illégal en Turquie et par deux partis politiques : le HDP et le BDP), ont longtemps nourri le rêve de fonder un Kurdistan indépendant à cheval sur la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak, ce que le Traité de Sèvres (1920) leur avait, comme aux Arméniens, permis d’entrevoir même si l’enjeu se limite désormais pour ces Kurdes à conquérir une autonomie politique et territoriale en Turquie.

L’identification des Kurdes aux Arméniens
Malgré l’idéologie officielle du déni, une contre-mémoire kurde a ressurgi sur fond d’identification des Kurdes à la place de la victime qu’ont occupée les Arméniens. Cela peut paraître exagéré à l’observateur extérieur, mais on ne peut écarter d’un revers de main ce ressenti kurde. De fait, bien des porteurs de cette contre-mémoire établissent des similitudes entre les milices chargées de l’exécution du génocide (bejik), et les corps de « protecteurs de village » (korucu), institués à la fin du XXe pour contrer la guérilla du PKK. Mêmes méthodes de terreur, mêmes violences contre le peuple, arménien ou kurde. Même ennemi également : « L’État [turc] est très souvent désigné ainsi [devlet] dans les entretiens, l’État n’est pas l’institution qui protège, instruit et soigne, il est l’agent du malheur, l’ennemi, il est Léviathan », explique Étienne Copeaux.

Cela a été particulièrement éprouvé en 2015 et 2016 après que les pourparlers entre Ankara et le PKK ont été interrompus et qu’un soulèvement fut lancé dans plusieurs villes kurdes. La réponse du pouvoir islamo-nationaliste est alors radicale : villes assiégées, bombardements de plusieurs quartiers, des centaines de jeunes kurdes brûlés dans des caves, des centaines de milliers d’habitants déplacés, une partie du patrimoine kurde détruit... Comme si ces événements s’inscrivaient dans la continuité de ceux de 1915. C’est en tout cas ainsi qu’ils ont pu être perçus par certains Kurdes. Et peut-être par l’État lui-même, incarné par certains membres des « forces spéciales », qui, après avoir investi les villes kurdes fin 2015, traitaient leurs habitants de « bâtards d’Arméniens ».

« Nous sommes le hors-d’œuvre, vous serez le plat de résistance. »
Des Arméniens à des Kurdes, en 1915
En 1915, les Arméniens emmenés au massacre auraient prédit aux Kurdes : « Nous sommes le hors-d’œuvre, vous serez le plat de résistance. » Propos authentiques ou légende kurde ? L’historien Étienne Copeaux ne tranche pas mais il voit dans l’existence de cet avertissement « dans la réalité ou dans l’imaginaire, une clé de compréhension : les Kurdes redécouvrent leur condition à travers celle des Arméniens. C’est pourquoi le génocide est largement reconnu au Kurdistan, et le désir de paix, sinon de cohabitation, avec les différentes altérités, est actuellement clamé ».

Nombreux sont ceux qui veulent croire que la grande remise en cause du tabou qui pèse sur le crime originel naîtra du mouvement national kurde, que l’État turc le veuille ou non. « Le parti démocratique des peuples [HDP, pro-kurde, 55 députés] est parfaitement clair, il suffit de lire sa dernière déclaration du 24 avril, et de la comparer avec les réactions pusillanimes et grégaires du reste de l’opposition turque face à la reconnaissance de Biden », déclare l’essayiste Michel Marian qui vient de publier L’Arménie et les Arméniens, les clés d’une survie en 100 questions, ouvrage didactique et enlevé, panorama incontournable du fait arménien.

S’affranchissant de la doxa étatique, échappant au contrôle social et au système de délation généralisée sur le sujet, les Kurdes, parce qu’ils peuvent parler du génocide, ont, conclut Étienne Copeaux, « la possibilité d’échapper au malaise, à la “malédiction”, qui pourrait bien être la cause de l’état de violence gangrenant la Turquie depuis plus d’un siècle ».