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Les élections turques ont débuté en France. Reportage à Strasbourg.

mardi 19 juin 2018

Les élections turques ont débuté en France
SAMEDI, 16 JUIN, 2018
HUMANITE.FR
Élections turques à Strasbourg. Photo Jean-Jacques Régibier.
Depuis le 7 juin, les 350 000 électeurs turcs habitant en France ont commencé à voter pour les élections législatives et la présidentielle qui, en Turquie, auront lieu le 24 juin. Un scrutin historique à plusieurs titres, crucial pour l’avenir démocratique du pays. Reportage à Strasbourg.

A gauche, la mosquée, à droite, le bureau de vote. Et la foule des grands jours sous un soleil de plomb, au bout de cette petite rue du quartier de Hautepierre, vers laquelle la communauté turque de Strasbourg - femmes, enfants et hommes, en costumes de fête - afflue en ce jour d’Aïd, marquant la fin du Ramadan.
A droite, on vote, à gauche, on prie. « Nous sommes dans le quartier général de l’AKP (1), » explique Huseyin Elmali, un journaliste d’origine kurde, qui connaît parfaitement la communauté. Si l’on ajoute, dans la même rue, un marché, et plus loin, un lycée privé musulman, qui a été le premier d’Alsace, « tout ça fait un bloc, » explique le journaliste, qui raconte comment pendant 40 ans, le mouvement Gülen (2) a petit à petit tissé sa toile dans ce quartier de Strasbourg, avant que le gouvernement d’Erdogan ne confisque tous les biens et les activités du mouvement, accusé d’être à l’origine du coup d’Etat manqué de juillet 2016 en Turquie. C’est au cœur de cet ensemble désormais contrôlé par le parti d’Erdogan que doivent converger les 82 000 électeurs d’origine turque du Grand Est et d’une partie de la Bourgogne-Franche-Comté, s’ils veulent voter.
« La mosquée en face, c’est déjà une pression, les services de sécurité autour et à l’intérieur du bâtiment, c’est encore une pression. L’AKP est très bien organisée pour faire voter les gens dans le sens du gouvernement, » dit Vahap Ayik, l’un des plus anciens immigrés turc de Strasbourg, qui a cumulé tous les métiers pendant sa vie professionnelle, de la boulangerie au bâtiment. La mosquée joue-t-elle un rôle pour influencer le vote des électeurs ? « L’imam est l’équivalent d’un fonctionnaire de l’Etat turc, » répond Huseyin Elmali, « pour devenir imam, il faut avoir l’autorisation du gouvernement, et pour l’avoir, il faut disposer d’un carnet de notes bien rempli en faveur du gouvernement. »

Erdogan, stop ou encore plus ?

Pas de tensions perceptibles à l’intérieur du bureau de vote, où tous les groupes politiques ont leurs observateurs, en plus des fonctionnaires du consulat chargés du déroulement des opérations de vote. Rami Sayliman, le jeune consul général de Turquie à Strasbourg, confirme que depuis le début des votes le 7 juin, aucun incident n’a eu lieu. Il tient à décrire en détail le cheminement des bulletins de vote jusqu’au comptage final. « Les enveloppes contenant les bulletins sont scellées chaque soir, » explique-t-il, « et le 20 juin au matin ( les votes des électeurs turcs résidant en France auront pris fin le 19 ), les sacs contenant les bulletins seront acheminés par bus à Lyon, puis regroupés à Paris, avant de partir pour Istanbul par un charter où auront pris place des représentants des partis politiques turcs. »(3)

Faruk Günaltay, directeur de cinéma en plein coeur de Strasbourg, qui dit être « le plus ancien turc de France encore en vie » ( il est arrivé bébé avec sa famille à Strasbourg en 1949 ), rétorque en rappelant le décret-loi pris par Erdogan en décembre 2017, aux termes duquel les bulletins de vote, les enveloppes et les urnes, ne sont désormais plus obligés de porter le sceau officiel. Porte ouverte à toutes les possibilités de triche.
Pourtant, pour ce farouche défenseur de la démocratie en Turquie, proche du journaliste Can Dündar - condamné en Turquie, et réfugié en Allemagne, qu’il invite régulièrement dans le cinéma qu’il dirige - malgré les menaces de fraude et les pressions, « pour la première fois depuis 16 ans, la chute du tyran Erdogan semble à portée de main. » Car si ça ne marche pas, ajoute Faruk Günaltay, « ce sera la catastrophe. Il faut faire tout pour que ça marche. » Pour lui, ce qui est en train de se passer en Turquie avec ces élections, est d’une importance décisive, non seulement pour la Turquie, mais pour toute l’Europe « C’est un véritable laboratoire, » dit-il, posant la question : « est-ce que le système démocratique parlementaire, malgré toutes les atteintes aux droits de l’Homme et à la démocratie en Turquie, peut permettre de mettre à bas le tyran ? »

Un regard sur ces élections que partage Rojin, une jeune franco-turque d’origine kurde née en France, et qui travaille dans le milieu hospitalier. « Si Erdogan gagne, ce sera une dictature totale. Pour la jeunesse, ces élections sont extrêmement importantes. Pour la démocratie en général, ou sur des points particuliers comme le droit à l’avortement ou la peine de mort. Nous voulons réinstaurer la démocratie, » ajoute-t-elle, « tous les droits démocratiques ont été bafoués. »

Pour Kayan Karaca, journaliste spécialisé dans les questions européennes au Conseil de l’Europe, ces élections marquent une nouvelle étape, capitale, dans l’histoire de la Turquie, après les premiers changements constitutionnels déjà intervenus suite au referendum d’avril 2017. « Après la proclamation de la première République turque en 1923, on est en train de passer à la 2ème République, » dit-il, « surtout si Erdogan l’emporte, » expliquant que la Turquie entrera alors dans un régime présidentiel complet, ce qui n’est pas encore le cas pour l’instant. C’est pourquoi, selon Kayan Karaca, « l’enjeu pour les électeurs, c’est Erdogan lui-même. Est-ce qu’on est pour ou contre lui . »
Le journaliste rappelle que s’il y a 10 ans, Erdogan passait pour un réformateur, son image a commencé à changer dans les années 2012-2013, en même temps que les résultats économiques du pays, très bons jusqu’alors, commençaient à baisser – et que cette image s’est nettement détériorée depuis le coup d’état de juillet 2016 et les mesures antidémocratiques prises par le gouvernement d’Erdogan depuis cette période.
Le HDP en position d’arbitre

Alors, est-ce que ces élections inquiètent Erdogan, comme le pensent certains commentateurs, ou comme semble le laisser paraître Erdogan lui-même, notamment dans ses dérapages de campagne ?

« C’est la première fois qu’Erdogan s’aperçoit qu’il y a un danger qu’il ne soit pas élu, » affirme Kayan Karaca.
La loi électorale particulière à la Turquie explique cette crainte.
Si Erdogan n’obtient pas 50% + une voix au premier tour de la présidentielle, le second tour risque en effet d’être compliqué pour lui. « Erdogan n’a pas beaucoup de réserves de voix pour ce second tour, » analyse Kayan Karaka, et dans ce cas là, ajoute-t-il, « le HDP devient stratégique. » Ce n’est pas la moindre ironie de l’Histoire turque que le parti dont le dirigeant, Selahattin Demirtas, candidat lui-même à l’élection présidentielle, emprisonné depuis un an et demi ainsi que 12 autres députés kurdes du HDP, soit l’arbitre d’une élection cruciale pour l’avenir du pays et de sa démocratie.
Le candidat du CHP ( républicain, social-démocrate et laïc ), Muharrem Lince, qui a toute les chances de se retrouver face à Erdogan s’il y a un second tour, est déjà allé rencontrer Selahattin Demirtas dans sa prison, pour l’assurer de son soutien à la cause kurde, et au retour à un régime démocratique.

Kayan Karaka explique également que dans un meeting du candidat social-démocrate qui a eu lieu à Dyarbakir ( la capitale de la région kurde ) qui a fait salle comble, la moitié du public était proche du HDP.

Même configuration pour les législatives puisque depuis mars dernier, la loi autorise la formation d’alliances qui permettent à un groupe, même s’il ne dépasse pas la barre des 10%, d’avoir des députés au parlement. Conçue à l’origine pour favoriser le parti ultranationaliste MHP dans son alliance avec l’AKP, le parti d’Erdogan, cette nouvelle loi risque de jouer en faveur de l’alliance entre les trois partis ( sociaux-démocrates du CHP, Parti islamiste Saadet, et Iyi Parti ) qui se présente face à l’alliance du MHP et de l’AKP, et encore une fois de placer le HDP en position d’arbitre au parlement, s’il réussit à passer la barre des 10% dans ces législatives à un seul tour.
Ballotage à la présidentielle et pas de majorité au parlement, risqueraient de placer Erdogan dans une posture délicate. Que se passera-t-il alors ?
Kayan Karaka prédit qu’en cas de second tour, entre le 25 juin et le 8 juillet ( date du second tour, ndlr ), « la parole va se libérer en Turquie, » à mesure que la peur de la prison va diminuer.

Plusieurs électeurs n’excluent pas non plus des actes de violences ou un coup de force du pouvoir, d’autant, rappelle Vahap Ayik qu’Erdogan aurait prévu, en plus du plan A et B, « un plan C » où les élections seraient tout simplement annulées. Une hypothèse que n’exclut pas non plus Faruk Günaltay pour qui « on peut craindre des violences qui justifieraient l’interruption du processus électoral. »

Une seule certitude : les 8 jours qui viennent seront décisifs pour l’avenir de la démocratie en Turquie.

(1) Le parti islamo-conservateur de Receip Tayyip Erdogan
(2) Implanté dans le monde entier où il dirige de nombreuses écoles, des médias, des maisons d’édition, des associations et des établissement religieux, le mouvement de Fethulla Gülen, après avoir soutenu les premières réformes d’Erdogan, s’est ensuite opposé à lui. Il est considéré comme étant à l’origine du coup d’Etat manqué de juillet 2016.
(3) Il y a 6 centres de vote pour les élections turques en France : à Paris, Marseille, Lyon, Strasbourg, Bordeaux et Nantes.

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