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Passagers de l’Ocean Viking : ceux qui resteront, ceux qui ne resteront pas

mardi 22 novembre 2022

Pour celles et ceux qui s’intéressent aux conditions d’examen des demandes des passagers de l’Ocean-Viking à Toulon, voici un article spécialisé.

Au-delà la complexité des règles applicables, l’article survole un peu les conditions concrètes de cet examen. Les personnes concernées sont forcément en état de stress, la plupart du temps sans papiers (confisqués par les passeurs), parfois en état de choc traumatique en raison de ce qu’elles ont subi… et doivent pourtant répondre aux questions des instructeurs (situation familiale, raisons pour lesquelles elles ont quitté leur pays…). Il est évident que le traitement n’est pas égal avec les traitements des demandes faites dans des “conditions normales”, et encore moins avec les étrangers venant de pays en guerre avec l’accord du gouvernement. Sans compter la question de la langue : devant des parlers très locaux, les instructeurs étaient en contact téléphonique avec des traducteurs restés à Paris, et sans toujours le respect des règles de confidentialité.


Passagers de l’Ocean Viking : ceux qui resteront, ceux qui ne resteront pas

Par Serge Slama – Professeur de droit public – Université Grenoble-Alpes – CRJ – Fellow à l’Institut convergences migrations (ICM) – co-directeur du Master droit des libertés

https://blog.leclubdesjuristes.com/passagers-de-locean-viking-ceux-qui-resteront-ceux-qui-ne-resteront-pas-par-serge-slama/

Suite à l’annonce du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, de la décision du gouvernement français d’accueillir « à titre exceptionnel », le navire humanitaire Ocean Viking, affrété par l’association SOS Méditerranée, les 230 exilés ont été maintenus, après leur débarquement le 11 novembre sur le port militaire de Toulon, au sein d’une zone d’attente ad’hoc créée à cet effet sur la presqu’île de Giens à Hyères. De manière concomitante un bateau de 186 migrants sri-lankais est arrivé à la Réunion jeudi dernier. C’est l’occasion de faire le point sur le régime des zones d’attente, la procédure d’asile à la frontière et les suites possibles (admission sur le territoire, relocalisation dans un autre Etat européen ou refoulement).
Pourquoi le préfet du Var a-t-il créé une zone d’attente dès l’annonce par Gérald Darmanin du 10 novembre de l’accueil de l’Ocean Viking sur le port de Toulon ?

Dès cette annonce gouvernementale, le préfet du Var a, par arrêté du 10 novembre 2022, créé une zone d’attente « temporaire » (une « ZAT ») sur l’emprise de la base navale de Toulon et celle du Village Vacances CCAS EDF sur la presqu’île de Giens à Hyères. Pourtant, le président du Conseil exécutif de Corse, Gilles Siméoni, avait proposé, dans un tweet, d’accueillir « temporairement » le navire humanitaire dans un port de l’île de Beauté (analyse ici). Mais le choix des autorités françaises de recourir à une zone d’attente ad’hoc n’est pas fortuite : le régime de la zone d’attente est plus contraignant pour les étrangers concernés que s’ils avaient directement admis sur le territoire français et les garanties apportées dans l’examen de la demande d’asile à la frontière sont dégradées.

En effet, si cette zone d’attente temporaire n’avait pas été créée pour réceptionner l’Ocean Viking, ses passagers étrangers auraient pu se rendre dans un Structure de premier accueil de Toulon (SPADA) pour solliciter l’asile en préfecture et bénéficier des conditions matérielles d’accueil (CMA) et du droit au maintien durant l’examen de leur demande d’asile par l’OFPRA.
Mais était-il légalement possible de créer une zone d’attente sur l’emprise du port de Toulon et du centre de vacances de la presqu’île de Giens ?

Le CESEDA prévoit bien que l’étranger qui arrive en France notamment par la voie maritime et qui n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français peut être placé dans une zone d’attente. Ces zones d’attente, qui existent depuis la loi « Quilès » de 1992, sont normalement situées dans les gares ferroviaires ouvertes au trafic international, les aéroports ou les ports, à proximité du lieu débarquement ainsi qu’à certaines excroissances (lieux d’hébergement comme la « zone d’attente des personnes en instance 3 » de Roissy).

La question de création de zone d’attente ad’hoc s’est déjà posée à plusieurs reprises en France lors de l’échouage de navires sur les côtes françaises. En février 2001, un rafiot contenant 910 passagers kurdes yésidis s’était échoué sur une plage de St Raphaël. Voulant éviter que ces réfugiés soient admis au séjour en sollicitant l’asile en préfecture, le préfet du Var, déjà, prit la décision de créer, par arrêté, une telle zone d’attente allant du point de débarquement jusqu’aux lieux d’hébergement dans un camp militaire à Fréjus à plusieurs kilomètres[1]. Cette zone d’attente ad’hoc était, en l’état du droit applicable à l’époque, manifestement illégale et l’arrêté fut, après quatre ans de contentieux, annulé[2]. Du reste, tous les étrangers avaient été libérés par le juge judiciaire.

La définition de la zone d’attente a ensuite évolué notamment avec la loi « Besson » du 16 juin 2011, suite, là aussi, à l’échouage sur une plage de Corse, d’un bateau de 123 réfugiés kurdes de Syrie qui avaient été, arbitrairement et illégalement, privés de liberté dans un gymnase avant d’être transférés dans des centres de rétention sur le Continent et d’être, à nouveau, tous libérés par des JLD.

Cet événement a justifié l’inscription de nouvelles dispositions dans le CESEDA permettant la création de zones d’attente ad’hoc définies non pas par rapport à un point d’entrée fixe sur le territoire mais « l’arrivée » en France d’un groupe – mobile – d’au moins dix étrangers en dehors d’un point de passage frontalier (ce que l’Anafé appelle la « zone d’attente sac à dos »). C’est sur ce fondement que le préfet du Var a décidé de la création d’une ZAT sur le port militaire de Toulon (alors qu’il existe déjà une zone d’attente à Toulon) et le centre de vacances du Levant.

Les associations contestent d’ailleurs la possibilité d’utiliser ces dispositions du CESEDA pour l’arrivée en France d’un groupe d’étrangers dont l’entrée a été décidée et organisée par le Gouvernement français et non « découverte » et elles ont saisi le juge administratif des référés de la légalité de cet arrêté. L’audience s’est tenue lundi 14 novembre et la décision devrait prochainement être rendue[3].

Dans ce cadre, les étrangers peuvent être maintenus en zone d’attente pendant une période maximale de 26 jours – contre 20 jours pour des zones d’attente de droit commun – avec deux passages devant le JLD pour prononcer le maintien et des exigences procédurales moins strictes s’agissant de la notification des droits. Dans la mesure où le maintien en zone d’attente est un régime de privation de liberté, le centre de vacances est surveillé par plusieurs centaines de policiers et gendarmes.
Ce régime de contrainte rejaillit-il sur l’examen de la demande d’asile ?

Oui en effet, contrairement à ce qu’a affirmé le préfet du Var dans une conférence de presse le 11 novembre, les demandes d’asile des passagers étrangers débarqués de l’Ocean Viking ne sont pas examinées dans le cadre d’une procédure accélérée – qui leur donnerait le droit au maintien sur le territoire et aux conditions matérielles d’accueil mais dans le cadre de la procédure d’asile à la frontière.

Après les vérifications sécuritaires réalisées par les agents de la préfecture et de la sécurité intérieure, il appartient à l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) de déterminer, à l’issue d’un entretien individuel avec les intéressés, si la demande d’asile n’est pas « irrecevable » ou « manifestement infondée ». Préventivement, pour ne pas priver des demandeurs d’asile particulièrement vulnérables (mineurs, victimes de viols, tortures ou autres violences) des garanties liées à la procédure d’asile de droit commun, l’OFPRA peut aussi estimer qu’il doit être mis fin à la présence d’un demandeur en zone d’attente.

Pour rendre ses avis, qui doivent intervenir dans les quarante-huit heures de la demande d’asile à la frontière, la mission de l’asile aux frontières (MAF) de l’OFPRA a dépêché sur place 16 officiers de protection qui vont réaliser jusqu’à 90 entretiens par jour. Eu égard à certaines hospitalisations, sont actuellement présentes dans la zone d’attente temporaire du Levant 189 personnes, dont vingt-quatre femmes et treize enfants.

La décision finale – d’admission ou de refus d’admission au titre de l’asile – relève du ministère de l’intérieur. Mais si l’avis de l’OFPRA est favorable à l’admission, il se trouve en situation de compétence liée – sauf à opposer un motif d’ordre public.
Quel traitement est réservé aux mineurs non accompagnés ?

Le CESEDA permet le maintien des mineurs isolés en zone d’attente, moyennant la nomination d’un administrateur ad’hoc et le respect d’un jour franc avant le refoulement. Toutefois, il a été décidé d’admettre directement les 44 mineurs non accompagnés de l’Ocean Viking sur le territoire et de les héberger dans un hôtel à Toulon. Après évaluation par les services du département du Var de leur minorité et isolement, ils seront soit confiés définitivement à l’Aide sociale à l’enfance, soit déclarés majeurs et irrégularisés.
Quel devenir pour les migrants de l’Ocean Viking et est-ce que la France sera le seul pays européen à assumer la charge ?

Le ministère de l’Intérieur a annoncé que deux tiers des 234 personnes, soit 175, seront amenés à quitter la France pour être relocalisées dans onze pays dont l’Allemagne (environ 80), le Luxembourg, la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie, la Lituanie, Malte, le Portugal, l’Irlande, la Finlande et la Norvège.

Pourtant, s’agissant des demandeurs d’asile admis sur le territoire français suite à un avis favorable de l’OFPRA on ne voit pas sur quelle base légale les intéressés seraient obligés d’accepter cette relocalisation. En effet, le CESEDA prévoit que lorsque l’OFPRA estime que la demande d’asile n’est pas irrecevable ou manifestement infondée, le demandeur d’asile doit être muni d’un visa de régularisation de huit jours et, dans ce délai, la préfecture « lui délivre, à sa demande, une attestation de demande d’asile lui permettant d’introduire cette demande auprès de l’office ».

Certes, sous la présidence française, le Conseil de l’Union européen a adopté le 22 juin 2022 un mécanisme de solidarité volontaire prévoyant que « les relocalisations doivent s’appliquer en priorité aux États membres confrontés aux débarquements de migrants consécutifs à des opérations de recherche et de sauvetage en mer sur la route méditerranéenne et atlantique occidentale […] ». Mais ce mécanisme n’est pas juridiquement contraignant.

Ainsi, sauf à adopter un accord spécifique, la relocalisation ne pourra avoir lieu que sur la base du volontariat car, une fois admis sur le territoire, ces étrangers ont légalement le droit de demander l’asile en France…

En revanche, si la demande d’admission au titre de l’asile est rejetée, les étrangers déboutés peuvent être maintenus en zone d’attente pour une durée de 26 jours maximum – sauf si le JLD les libère auparavant sauf si le JLD les libère auparavant (les premières audiences ont eu lieu le 14 novembre)[4]. Le refus d’admission sur le territoire au titre de l’asile peut, dans les 48h, être contesté, par un recours suspensif, devant le tribunal administratif. Le magistrat devant statuer dans les 72h[5].

En cas de rejet, l’étranger débouté peut être refoulé à tout moment vers l’Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis, normalement aux frais de la compagnie de transport. Toutefois, dans la mesure où l’Ocean Viking n’est pas une compagnie de transport et que la Libye, d’où ces migrants ont pris la mer, n’est pas un pays vers lequel on peut décemment renvoyer des exilés les migrants de l’Ocean Viking ne pourront être renvoyés que vers leurs pays d’origine – à supposer qu’ils acceptent de délivrer un laissez-passer consulaire.

A défaut de perspective raisonnable d’éloignement ou à l’issue des 26 jours, ils devront nécessairement être libérés et, muni d’un sauf conduit de 8 jours, invités soit à quitter d’eux-mêmes le territoire, soit à régulariser leur situation en préfecture en faisant, le cas échéant une demande d’asile. A défaut, ils pourront faire l’objet d’un OQTF.

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[1] Dominique Simonnot, « Les naufragés de l’« East Sea » dans la confusion juridique. Les avocats contesteront les procédures improvisées par l’Etat », Libération, 20 fév. 2001.
[2] TA Nice, 9 déc. 2005, Anafé, n°0102466 ; DA n° 4, avr. 2006, comm. 58, F. Dieu.
[3] Par une ordonnance du 15 novembre 2022 (Anafé, n°2203049), le juge des référés du TA de Toulon a rejeté la requête associative en référé-liberté sans exclure pour autant que l’arrêté de création de la zone d’attente temporaire puisse être censuré, s’il était saisi, par le juge de l’excès de pouvoir. Il mentionne aussi que les dispositions de l’article L.333-3 du CESEDA qui “évoquent le réacheminement par des entreprises de transport d’étrangers arrivés en France par leurs propres moyens, trouveraient difficilement à s’appliquer au cas d’espèce caractérisé par un sauvetage en mer effectué par une organisation humanitaire – Voir Ordonnance jointe
[4] Selon Le Figaro, le 14 novembre, le JLD du TJ de Toulon a d’ores et déjà ordonné, au regard de certains vices de procédure (absence de registre) la remise en liberté de 4 ressortissants guinéens qui avaient fait l’objet d’une évacuation sanitaire vers l’hôpital de Bastia le 10 novembre avant d’être placés en zone d’attente.
[5] Selon l’AFP, le ministre de l’intérieur a annoncé lors d’une séance de questions au gouvernement que 44 des étrangers de l’Ocean Viking maintenus en zone d’attente ont fait l’objet d’un refus d’admission sur le territoire au titre de l’asile suite à l’avis défavorable de l’OFPRA. D’après le ministre ils « seront reconduites [sic : refoulés] dès que leur état de santé » le permettra.