Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples

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Quand Eric Zemmour tentait de manipuler l’auteur de la loi de 1972 sur le racisme

samedi 26 mars 2022

L’ancien député gaulliste Alain Terrenoire, auteur de la loi dite « Pleven », est plus que jamais convaincu de l’utilité de son texte et s’agace de la version qu’en donne le polémiste.

Par Franck Johannès

https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2022/article/2022/03/21/quand-eric-zemmour-tentait-de-manipuler-l-auteur-de-la-loi-de-1972-sur-le-racisme_6118407_6059010.html
Publié le 21 mars 2022 à 08h17 - Mis à jour le 22 mars 2022 à 10h21

Alain Terrenoire est un homme à ce point courtois qu’il s’interdit la moindre manifestation d’agacement, mais là, Eric Zemmour a exagéré, et le monsieur de 80 ans a haussé un sourcil. Gaulliste de gauche, élu député en 1967 à 25 ans, il est le véritable auteur de la loi dite « Pleven » de 1972 contre le racisme, et Eric Zemmour, à trois reprises, a assuré que le vieux monsieur regrettait que sa loi ait été « dévoyée » par « les juges de gauche ». En réalité, Alain Terrenoire ne regrette rien du tout, comprend fort bien que le candidat à la présidentielle, condamné à trois reprises sur le fondement de sa loi, veuille l’abolir, et s’émeut qu’un 21 mars, Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, et à la veille du 50e anniversaire de sa loi, Eric Zemmour cherche encore à se servir de lui.

« Il voulait savoir pourquoi quelqu’un de droite, qui se réclamait de De Gaulle, avait pu pondre une aussi mauvaise loi, raconte Alain Terrenoire. On s’est vus une première fois dans un café, en 2016. » Eric Zemmour est alors fréquemment assigné en justice, a été condamné une première fois le 18 février 2011 pour « provocation à la haine raciale », et se plaint que « ça lui coûte cher » financièrement. « J’ai été courtois, c’est normal, dit l’ancien député. Il était journaliste au Figaro, c’est très honorable. On le voyait dans les débats à la télévision. Parfois, ce qu’il disait ne me déplaisait pas à 100 %. J’ai peut-être eu tort de le lui dire, d’ailleurs. »

Zemmour condamné pour la 3ème fois par la Justice :
https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/01/17/eric-zemmour-condamne-pour-la-troisieme-fois-par-la-justice_6109839_823448.html

Les deux hommes échangent des e-mails, Eric Zemmour veut en savoir plus, Alain Terrenoire finit par l’inviter à déjeuner chez lui, et lui explique longuement la genèse de sa fameuse loi. Au début des années 1970, les incidents racistes se multiplient, alors que les décrets-lois Marchandeau contre le racisme de 1939, abrogés par Vichy et remis en vigueur en 1944, étaient à peu près inopérants.

Au printemps 1971, la France finit par ratifier la convention de l’ONU contre les discriminations raciales de 1965. Jacques Chaban-Delmas est alors premier ministre, le jeune Terrenoire s’entend fort bien avec lui, et les deux hommes estiment qu’il est temps d’avoir une vraie législation antiraciste. Alain Terrenoire a de qui tenir : son grand-père, Francisque Gay, bataillait avant guerre dans son journal, L’Aube, contre l’antisémitisme, Franco, Salazar, Mussolini et Hitler ; son père, Louis Terrenoire, a été secrétaire du Conseil national de la Résistance et ministre du général de Gaulle.

« Il n’est pas de bonne foi »
Le jeune homme rédige ainsi une proposition de loi, adoptée à l’unanimité, promulguée le 1er juillet 1972, qui devint curieusement la loi Pleven, du nom du garde des sceaux – qui n’y était pas du tout favorable : « Il n’est pas utile de susciter l’adoption de nouveaux textes en matière de discriminations raciales », déclarait encore René Pleven six mois plus tôt, pour qui le racisme restait « exceptionnel » en France. « Moi, j’ai toujours dit qu’il fallait l’appeler loi de 1972, comme on appelle la loi de 1901, la loi de 1905, c’est une meilleure référence », dit Alain Terrenoire.

Il discute à bâtons rompus avec Eric Zemmour. « Je lui manifestais clairement mon désaccord, notamment sur les juifs et Pétain, se souvient Alain Terrenoire. Quand il disait qu’à Londres les premiers à être venus rejoindre la France libre, c’était les copains de Maurras. J’ai essayé de lui faire comprendre que, d’abord, Maurras, c’est un personnage exécrable. Si mon père a été torturé et déporté à Dachau, c’est parce que Maurras l’avait dénoncé. » Le journaliste n’entend pas. « Quand on croit que quelqu’un est de bonne foi, on essaie de lui expliquer. En réalité, il n’est pas de bonne foi. »

Puis Eric Zemmour, candidat à la présidentielle, est invité le 16 décembre 2021 sur France Inter. « La loi Pleven, je l’abolirai, déclare le polémiste. Elle a été dévoyée par les juges, j’ai parlé avec le véritable auteur de cette loi, M. Terrenoire, qui m’a expliqué que ce n’était pas du tout l’objet que de faire une loi liberticide comme elle a été utilisée par les juges de gauche. » Le vieux monsieur, stupéfait, écrit à la radio que « cette loi a été reconnue comme un progrès significatif et indispensable dans notre société démocratique, vigilante sur le respect des droits de l’homme (…) Bien évidemment, je ne peux que vouloir, avec la plus grande fermeté, qu’elle reste en vigueur et qu’elle soit appliquée. »

« Usage politique » de la loi

Eric Zemmour persiste dans l’émission « C à vous » sur France 5, le 16 février. Patrick Cohen lui met la lettre sous le nez, mais le candidat ne se démonte pas. « Je connais bien M. Terrenoire. Je l’ai vu à de nombreuses reprises, et je sais ce qu’il m’a dit en privé, répond l’ancien journaliste. Et je sais qu’il m’a dit que sa loi a été dévoyée. Je vais vous raconter ce qu’il m’a dit, et il ne pourra pas démentir. Il m’a dit que sa loi n’avait été absolument pas utilisée jusqu’en 1981. Et, à partir de la victoire de la gauche, il a eu la surprise de voir que des juges utilisaient de plus en plus sa loi. En vérité, qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a une instrumentalisation de cette loi par des juges et par des associations, qui l’utilisent pour abattre des adversaires et leur coller l’étiquette infamante de raciste. »

Eric Zemmour n’a entendu que ce qu’il voulait entendre. « Oui, je lui ai dit que la loi avait été beaucoup plus appliquée à partir de 1981, admet l’ancien député, tout simplement parce qu’il y a eu une évolution sociale, sociologique de la magistrature. Parce qu’aussi les associations ont eu le droit d’ester en justice. Dans cette loi, l’élément majeur, c’est celui-là. Il fallait que le système se mette en place, que la magistrature y soit suffisamment sensibilisée. Ça a effectivement pris du temps. »

Le polémiste en donne une version toute personnelle dans son dernier livre, La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021). Alain Terrenoire lui aurait dit : « Je n’ai jamais voulu ça ! Ma loi n’est pas une loi contre la liberté d’expression ! C’est intolérable. Je le dirai. Je viendrai témoigner au tribunal en votre faveur à la première occasion. » Puis, « pendant des années, ma loi ne fut pas utilisée. Les juges s’en moquaient. J’étais presque vexé. Et puis, est arrivé 1981. Les juges de gauche ont compris l’usage politique qu’ils pouvaient en faire. Mais ils ont dénaturé l’esprit de ma loi en faisant un texte liberticide. C’est honteux. Honteux. Je le dirai. Je témoignerai en votre faveur. » Eric Zemmour indique qu’à chaque nouveau procès il a demandé à Alain Terrenoire de venir témoigner. « A chaque fois, il y aura un propos “intolérable” de ma part qui l’en empêchera »

Le vieux monsieur a un geste de lassitude. « Zemmour m’a utilisé dans cette controverse. Rien que l’amalgame qu’il fait entre islam et islamisme pourrait, de mon point de vue, concerner l’application de la loi. Il a accumulé depuis des choses insupportables, qui me paraissent marquées par un extrémisme de droite, même s’il se réfère à de Gaulle et au RPR. C’est ce qui me donne le plus de boutons. »

Franck Johannès